lundi 11 février 2008

Expo Mizuki

Vendredi 30 janvier, 10 heures, je me rends au Manga Building, cap sur l’exposition Shigeru Mizuki, un des plus grands maîtres du manga, quasiment au même titre qu’Osamu Tezuka. Il a reçu le prix du meilleur album 2006 pour NonNonBâ. Sur une surface d’environ 200m², l’exposition se divise en 4 espaces. Le premier retrace la vie et la carrière de l’auteur, et son histoire n’a rien à envier à celle d’un personnage de fiction. Une immense fresque dessinée par ses soins retrace d’ailleurs joliment sa vie. Né en 1922, peu doué pour les études mais féru de dessin qu’il pratique très tôt, Shigeru Mura aura une enfance heureuse, bercé par les contes de NonNonbâ, une vieille femme qui vit avec sa famille, et qui lui révèle le monde invisible des yokaïs qui allaient le passionner toute sa vie durant. Celle-ci lui décrit dès son plus jeune âge les mystères de ces créatures surnaturelles, inaccessibles aux esprits rationnels mais qui peuplent notre monde. Sa jeunesse insouciante s’interrompra brutalement en 1943, le jour où il reçoit l’ordre de rejoindre son régiment d’infanterie. Il est envoyé à Rabaul, sur l’île de Nouvelle Bretagne (Nouvelle Guinée actuelle). Il y connaîtra le calvaire du soldat martyrisé par ses supérieurs et condamné à obéir à des ordres absurdes qu’il retracera dans son Opération Mort (cf. présentation de cet ouvrage qui vient d’être couronné du Prix Patrimoine du Festival). Mizuki perdra son bras gauche arraché par un obus et sera recueilli et sauvé par des indigènes de la tribu Torai avec qui il gardera des liens d’amitié toute sa vie. La guerre terminée, il rentre au Japon et doit réapprendre à dessiner de la main droite car… il était gaucher.


Il prend la gérance d’un immeuble à Kobé, situé rue Mizuki qui lui inspirera son nom de plume. En 1957, installé à Tokyo, il publie ses premiers récits, histoires comiques et récits antimilitaristes, marqués par son expérience douloureuse de la guerre. Mais c’est son Kitaro qui dans les années 60 va le rendre célèbre. Ce petit garçon borgne, ultime descendant d’une famille de morts vivants, qui fréquente toutes sortes d’êtres étranges est un chasseur de yokais. Accompagné de son père (un œil minuscule sur pattes) et affublé de son fameux gilet noir et jaune (aux pouvoirs magiques), il sillonne les routes du Japon pour défendre les humains des monstres et esprits facétieux, parfois très dangereux. ….C’est à cette série-phare qui oscille entre humour et angoisse et à cet univers composé de monstres, fantômes et esprits qu’est consacrée le second espace de l’exposition. Le génie de Mizuki qui a lancé le courant « yokai manga » dans les années 60/70 est d’avoir su mettre en scène avec drôlerie et imagination cet univers du bestiaire folklorique nippon, réconciliant les jeunes lecteurs japonais avec les figures mythiques de leur culture, empreinte d’animisme. Il a d’ailleurs réalisé et illustré un Dictionnaire des Yokais (publié en 2 volumes chez Pika) où chaque page nous présente une de ces créatures, les particularités, les anecdotes ou légendes qui y sont liées. Passionnant pour ceux qui ont envie de rêver, de lire des petites histoires courtes (une page par yôkai) et fantastiques. Membre de la société d’ethnologie japonaise, Mizuki a participé en collectant et ressuscitant ces créatures à leur vulgarisation. Sakaiminato, sa ville natale lui a d’ailleurs rendu hommage en érigeant dans une rue à son nom 83 statues de bronze représentant les yokais du maître… Une salle de projection permet de voir quelques extraits des différentes séries animées tirées de Kitaro, depuis les années 60 jusqu’aux dernières versions. (Un long métrage live de Kitaro est même sorti en 2007, démontrant la constante popularité de ce personnage).
Enfin, le dernier espace qui évoque une allée de torii, (portique marquant l’entrée des sanctuaires shintoïstes séparant le monde réel du sacré), nous introduit au cœur de l’œuvre de Mizuki et nous permet d’apprécier l’esprit malicieux comme le talent graphique du maître qui s’inscrit dans l’art traditionnel nippon. Il s’agit d’une série d’illustrations réalisée en 2007 qui fait référence à la célèbre série d’estampes du peintre Hiroshige intitulée « les 53 étapes de la route de Tokaido » (18333-1834). Mizuki s’est amusé à dessiner les compositions d’origine à l’identique en y intégrant des yokais de sa création (en particulier de Kitaro) ! Ces illustrations qui ont demandé deux ans de réalisation ont été fabriquées en respectant la technique traditionnelle des estampes.


Est- ce la raison pour laquelle que ces images nous impressionnent ? Leur minutie, leur finesse, la vivacité de leurs couleurs sont-elles dues à cette technique exceptionnelle de reproduction ? Ou est ce l’humour, la fantaisie, la gaité, l’insolite qui viennent détourner, pasticher, rendre hommage à l’œuvre originale d’ Hiroshige qui nous séduisent le plus ?
Vous pourrez vous faire une idée en jetant un coup d’œil à ce site (www.monkdogz.com) qui expose en regard quelques estampes d’Hiroshige et de Mizuki.
Agé de 87 ans, ce raconteur d’histoires et voyageur infatigable a sillonné le monde, à la rencontre de cultures autochtones (il possède une collection d’objets d’arts primitifs unique au Japon). Je vous le disais en introduction, ce mangaka à la vie aussi intense qu’un héros de manga nous livre une œuvre forte et passionnante, à découvrir à tout âge.


Opération Mort
Pour la seconde fois, c’est un album de Mizuki, publié chez Cornélius qui obtient le Prix Essentiel Patrimoine à Angoulême, un choix dont on ne peut que se réjouir, vu la qualité de travail de cet éditeur alternatif et la richesse que ce grand auteur japonais apporte à notre bande dessinée. Opération Mort s’inspire comme NonNonBâ de la vie de l’auteur, mais autant ce dernier était drôle, pétillant, plein d’amour pour les légendes et les yokaïs du folklore japonais, autant Opération Mort, comme son titre l’indique, révèle un épisode noir de l’histoire du Japon et de la vie de Mizuki.
Fin 1943, une troupe de l’armée japonaise débarque sur une île de Papouasie-Nouvelle Guinée, avec pour mission de contrôler le village de Bayen. Car la Guerre du Pacifique pour les Japonais se passe aussi sur ces petites îles disséminées du Pacifique, que les soldats de l’infanterie doivent tenir et défendre au péril de leur vie, malgré un intérêt quasi nul dans l’issue de la guerre. Pour les toutes jeunes recrues, parmi lesquelles le soldat Maruyama, alter ego de l’auteur, entre les pièges naturels de la jungle, le climat, la malaria, la malnutrition auxquels s’ajoutent les brimades et les violences quotidiennes de leurs chefs, survivre est un combat quotidien. Toutes les sales corvées sont pour eux : des opérations absurdes (rechercher une semaine durant le corps d’un officier dévoré par un crocodile) aux manœuvres déprimantes. Pour une mission de reconnaissance où on recherche quelques espions, ce sont les bleus qu’on envoie. Un des leurs, blessé, sera abandonné à son triste sort, mais l’infirmier veillera à ramener son petit doigt, une preuve que le soldat est mort en héros... Dans cette ambiance délétère, l’aviation puis la marine ennemies font leur apparition. Les combats commencent, sporadiques. Après le commando de « rupture des rangs ennemis » qui s’avère un fiasco, le commandant japonais décide de l’Opération Mort, une mission suicide, sans véritable intérêt militaire, consistant à envoyer à la mort tous les survivants, avec interdiction de revenir sous peine d’exécution…(*) Le plus vertigineux est qu’au moment même où cette Opération Mort est annoncée, les soldats tombent comme des mouchent : plutôt de maladie et des suites de fausses manœuvres que des combats eux-mêmes. Les officiers en viennent à s’interroger : auront-ils assez de soldats à « suicider » au nom de la patrie ? L’Opération Mort apparaît désormais comme la seule alternative pour gagner l’honneur de la mort au champ de bataille…
A la dimension tragique de ce récit de guerre, s’ajoute celle du vécu de Mizuki, seul rescapé de son escadron, le bras fauché par un obus. «Les morts n’ont jamais pu raconter leur expérience de la guerre. Moi, je le peux. Lorsque je dessine une bande dessinée sur le sujet, je sens la colère me submerger. Impossible de lutter. Sans doute ce terrible sentiment est-il inspiré par les âmes de tous ces morts depuis longtemps ». Dans la postface, Mizuki nous rappelle que, survivant de cette Opération Mort, il est un résistant tenu par la nécessité de témoigner. Catharsis, témoignage, devoir de mémoire, ce livre est tout cela.
Le dessin de Mizuki joue sur de forts contrastes graphiques, les personnages ont une esthétique très « cartoon », avec des faciès comiques ou caricaturés alors que les décors ou les scènes de combat sont traitées de façon très minutieuse, dans un style hyperréaliste qui nous renvoie par cet aspect documentaire à la véracité des évènements. Les personnages, dessinés d’un trait fin, les corps d’un blanc pur, silhouettes dérisoires qui se distinguent étonnamment dans les contre-jours et les scènes nocturnes, n’en paraissent que plus égarés et plus humains, dans ce monde glacé de réalisme.
Charge violente et sans concession contre la guerre et ceux qui l’ordonnent, ce manga est incontournable.

(*)
Dans le titre original du livre Soin Gyokusai Seyo « tout le monde doit combattre jusqu’à la mort », il faut noter le terme Gyokusai, mission suicide (ou plus précisément : « se suicider collectivement pour rendre l’honneur à l’Empereur et au pays »). Ce terme n’a été utilisé que dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement pendant la guerre du Pacifique pour désigner la « stratégie » de l’état major japonais.


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